Dark Light

À l’écoute

by Mahmoud Tawfik, Marie-Hélène Avril-Hilal

J’ai trouvé un travail temporaire comme stagiaire dans une radio locale, et une des premières tâches que l’on m’avait confiée a été d’aller au bord d’un lac situé aux alentours de cette ville faire des enregistrements de gens en train de se baigner, de s’amuser, d’écouter de la musique et de trinquer avec des bouteilles de bières – notre producteur souhaitait en effet en utiliser des extraits comme fond sonore pour un reportage sur la forte vague de chaleur qui s’abattait sur le pays… Il m’a mis le fin micro noir dans la main en me disant : « Imagine juste que c’est une caméra et pointe-la vers tout ce que tu vois ou que tu entends d’intéressant. Et fais-y attention, c’est très fragile ». De retour à l’immeuble de la radio, j’étais en nage, et mes vêtements trempés de sueur me collaient à la peau. Je suis allé directement à la cantine, chercher une bouteille d’eau gazeuse dont j’avais le plus grand besoin.

Dans la salle, il n’y avait qu’un jeune homme, qui pouvait bien avoir deux ou trois ans de plus que moi, assis tout seul à une table dans le coin le plus éloigné de la pièce.

J’ai eu l’impression – mais je n’en étais pas certain – que ce n’était pas la première fois que je le voyais assis là au moment du déjeuner, toujours tout seul. J’ai décidé de m’asseoir à sa table.

Je l’ai salué et me suis assis. Il a relevé la tête lentement et m’a regardé, sans répondre à mon salut. Il était bien bâti et il avait une chevelure noire et drue, que parsemaient quelques cheveux blancs. J’ai été surpris par l’extrême pâleur de son visage et ses yeux mi-clos qui lui donnaient l’air de s’être égaré quelque part entre veille et sommeil. J’ai eu l’impression que c’était un de ces jeunes qui brûlent la chandelle par les deux bouts et ont l’air vieux avant l’heure. « Bon, me suis-je dit, il vaut peut-être mieux ne pas lui parler. De toute façon, rien ne m’oblige à écouter les propos sinistres d’un paumé. Je finis ma bouteille et je retourne au travail ».

J’ai posé devant moi le microphone et l’enregistreur, et j’ai dévissé le bouchon de la bouteille de plastique, qui a sifflé comme un serpent. « Je peux, me dit-il en montrant du doigt le micro posé sur la table ? ». J’ai tourné la tête vers lui : il avait les yeux écarquillés, le regard angoissé, avide, on aurait dit un ancien drogué sur le point de replonger. J’acquiesçais d’un signe de tête. Il s’est emparé de l’appareil, et, le caressant comme un bébé, il l’a mis dans la paume de sa main, appréciant son poids, la texture de son corps métallique et le petit capuchon de mousse qui recouvrait sa tête :

« Merveilleux instrument, n’est-ce pas ? » a-t-il dit.

– Sûrement ! Mais c’est la première fois que je m’en sers !

– C’est un microphone stéréo extrêmement sensible, il peut capter le moindre bruit à des centaines de mètres ! Cet appareil, a-t-il dit, tandis que son visage s’assombrissait, a été un jour mon meilleur ami, jusqu’à ce que… Mais, c’est une longue histoire, a-t-il dit en se reprenant. Veux-tu que je te la raconte ?

Je n’étais pas très sûr, pourtant j’ai accepté, un peu rapidement peut-être.

« Cette histoire, a-t-il dit, remonte au premier reportage important que j’ai fait, environ un an après mon arrivée dans cette ville. Je ne te cache pas que je n’avais pas vraiment choisi d’y venir, en fait, je fuyais une terrible histoire d’amour dont j’étais sorti complètement ravagé. Quoiqu’il en soit, il ne m’avait pas fallu longtemps pour retrouver mon énergie et le goût de vivre. Et là, la radio m’a demandé de réaliser un montage sonore sur la ville. Comme je n’avais encore jamais vraiment eu l’occasion de découvrir mon nouvel environnement, j’ai sauté sur l’occasion et je me suis mis au travail plein d’une ardeur et d’une curiosité inhabituelles. Pendant toute une semaine, j’ai erré le nez au vent, armé d’un micro et d’un magnétophone et j’ai parcouru la ville du Nord au Sud et d’Est en Ouest en enregistrant sur une cassette tous les sons que je trouvais sur mon chemin. Parfois, je m’arrêtais dans un endroit bouillonnant de vie, je fermais les yeux et écoutais les sons aller et venir dans tous les sens. Ou alors je cachais le micro dans un coin à l’abri des regards pendant une heure ou deux et m’en allais, brûlant du désir de découvrir toutes les surprises sonores que je trouverai sur la cassette quand enfin je pourrai l’écouter. Ensuite, j’ai passé une semaine de plus à écouter les enregistrements – il y avait environ dix heures de matériau sonore brut – pour en sélectionner les meilleurs morceaux ».

C’est là que j’ai entendu son rire. Au début, j’ai cru que j’hallucinais, qu’un fantôme avait ressurgi du passé et me poursuivait. Un rire qui s’étirait, comme un long cri aigu et qui finissait par de petits halètements saccadés. J’avais des amis qui, quand ils voulaient se moquer de moi, comparaient ce rire au bêlement d’une chèvre. Je pense que jamais je n’oublierai ce rire de toute ma vie.

Au début, je l’ai écouté d’une oreille distraite, par pure politesse, mais ses derniers mots ont retenu mon attention : « C’était ton ex ? », ai-je demandé.

– Oui ! Je l’ai entendu clairement à l’arrière-plan, pas une fois seulement, mais à trois endroits différents. Elle avait donc réussi à venir en ville elle aussi. Au début, j’ai essayé de ne pas y penser, mais ne crois-tu pas qu’au fonds, une chose pareille, ça ne peut pas être le fruit du hasard ? C’est sûrement un signe du destin, non ? D’autant plus que je l’avais quittée sans lui laisser ni adresse ni téléphone où me joindre. Et la voilà qui débarque dans la ville où je vis, qui passe par les mêmes endroits que moi, et à trois reprises, on se rate ? Qu’est-ce que cela peut-bien vouloir dire ? ». À ce point du récit, mon interlocuteur avait réussi à m’intéresser sans réserve à son histoire. Quelle belle surprise ! Il y avait encore en ce bas monde des gens qui croyaient à la prédestination en amour ! Je mourais d’envie d’en savoir plus : «Et alors, qu’est-ce que tu as fait ? Tu as fini par la retrouver ? ». « On voit bien que ça ne fait pas longtemps que tu es ici, dit-il en me lançant un coup d’oeil ironique. As-tu idée de combien de plaintes reçoit la police tous les jours, pour des personnes disparues, des chiens, des chats et même des oiseaux perdus ? La plupart du temps, on ne les retrouve jamais. Tu veux savoir si nous nous sommes finalement revus : oui, ça a fini par arriver. Mais avant, j’ai passé une année entière à la chercher. J’ai écouté les enregistrements sur lesquels on l’entendait, encore et encore, recherchant les bruits qui m’auraient permis de reconnaître l’endroit où l’enregistrement avait été fait. Sur l’un d’entre eux, j’ai entendu en fond le grincement du tram lorsqu’il ralentissait pour prendre un virage serré et que ses freins patinaient sur les rails. Ailleurs, on entendait de tout petits coups très faibles, mais j’ai quand même réussi à les identifier : c’était le bruit que fait un vendeur de shawarma quand il fait tomber les morceaux de viande dans les plats métalliques contenant les salades. Le dernier avait été enregistré dans un bar. Mais encore une fois, as-tu seulement idée de combien de virages, pour combien de trams allant dans combien d’endroits, et combien de vendeurs de shawarma, et combien de bars il y a dans cette ville ? J’ai passé une année entière à ne vivre qu’à travers ce que j’entendais, et à dessiner une carte sonore de chaque rue, chaque quartier, en vain.

Je ne l’ai pas retrouvée. C’est elle qui m’a retrouvé. Finalement, plus de deux ans après, ce que j’avais toujours redouté est arrivé : un beau jour, je l’ai trouvée plantée devant ma porte, et elle m’a demandé de lui pardonner, de revenir avec elle. En dépit de tous mes efforts, je n’avais pas pu éviter ce moment. J’avais espéré la retrouver avant qu’elle ne me retrouve, la surveiller de loin, trouver son numéro de téléphone, son adresse, et l’appeler pour lui demander de retourner d’où elle venait, car cette grande ville était quand même trop petite pour nous deux. Mais j’avais échoué. Et je me suis retrouvé une fois de plus obligé de la regarder en face, de serrer sa main glacée, d’écouter ses lamentations et son rire qui ressemblait au bêlement d’une chèvre en haut de sa montagne ».

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