Dark Light

Et voilà que nous t’avons assassiné…

by Alaa Talbi , Sarra Grira

Le coeur rongé par l’injustice
Et le pays comme un cercueil
ambulant
Aucune âme vivante n’y retourne
Et aucune plante n’y pousse
Si ce n’est des épines, des ronces
et des eucalyptus
Quelques coquelicots
Et l’odeur puante des soucis des
jardins
Des quidams se sont soulevés
Leurs coeurs gros par l’injustice des
hommes
Par leurs balles qui sifflent
Et le sang, qui coule jusqu’aux
genoux
Voilà que nous t’avons assassiné…
Avec nos femmes et nos hommes
Avec nos silences butés,
Nos vices et notre perversité
Avec notre guide suprême et notre
suprême général
Notre loi et notre tribunal
Voilà que nous t’avons assassiné…
Ton sang crie depuis ton cercueil
Autant que le désespoir de ta mère
aux abois
Et la voix de Thala qui tâtonne à
Redeyef :
« Ô mère, avant que la mort ne soit
là pour me faucher
Ou que les balles d’un sniper
viennent me broyer
Voici mon testament :
J’étais jeune et inconscient
Pauvre et modeste
Affamé sans jamais le dire
En haillons sans jamais gémir
Mon paquet de Cristal1 dans la
poche, sans refuser d’en offrir
Leurs palabres ne me blessaient pas
Leur mépris ne m’atteignait pas
Leurs balles ne me faisaient pas peur
Leur suprême général ? Tu parles
d’une terreur
Ô mère, voici mon testament
Avant que tes pieds ne s’usent
À courir sans répit derrière ma
mémoire
Et que ton cri de désespoir
N’ait de toi raison
J’implore ton pardon
Toi ma bien-aimée, ma patrie, ma
cité
Ma passion et ma va-nu-pieds
Je t’aime
Je le jure et le professe
Par les larmes qui de couler n’ont
cesse
Par ton rire et le sefseri2 dont tu es
voilée
Par tes réveils et tes veillées
Par tes souffrances et tes
rétablissements
Par ta douleur et tes reproches
Je jure par ta lassitude
Et le rêve d’une terre qu’en toi j’ai
planté
Je t’aime…comme je les ai toujours
aimés ».

Ma mère est une martyre dont les
larmes errent sur son front
Et ma tante Rgaya porte des
tatouages qui savent trouver le
chemin de l’amour
Le chemin d’un sefseri cousu de fils
de soie
D’une toile de tissu brodée
D’une future mariée qui porte à sa
cheville un bracelet
De l’odeur de l’ambre sur l’épaule
d’une petite fille
Je revois ma grand-mère, mon pays
et les récits d’antan
La mère de Hafnaoui3, épris de
révolution
Je revois Manel4, partie trop tôt,
abandonnant un ventre vide
Je revois les mères de Thala, de
Kasserine, du Kram et de Bouzid
Celles qui par leurs larmes ont
irrigué cette terre-linceul
Voilà que nous t’avons assassiné…
Et de loin, comme un écho, la voix
d’un noyé :
« Votre pays ne me ressemble pas
Vos gens ne me chérissent pas
Ni votre terre ne me sied
Ni votre mer ne me fait peur
Ni vos mensonges ne me feront
reculer ».
L’enfant a quitté sa mère
Et les cheveux d’une jeune fille
sur les planches d’une barque
abandonnée
Les larmes noires d’une victime
Noires comme l’essence qui pue
Noires comme le kôhl de sa mère
aux pieds nus
Des cigarettes Cristal
Et le coeur qui se tord à chacune de
ses larmes
Voilà que nous t’avons assassiné…

Toi, le jeune homme de vingt ans,
Toi, le rêve d’un quartier
De ces enfants qui ont fui l’école
Fui un pays qui continue de vivre
en eux
Un pays qui les a jetés
Et à la misère abandonnée.
Des taudis de briques et de mortier
Sans bases ni fondements
Une chambre qui donne sur une
cuisine qui donne sur des chiottes
La puanteur d’un mauvais vin
Et de l’eau qui n’en finit pas de fuir
Un câble de courant, volé aux voisins
Et un soir sur deux, un ventre qui a
faim
De la boue, des moustiques, une
corde pour le linge
Une barre de fer rouillée au milieu
de la route
Un mur rongé par l’humidité
Et des mains par les fissures creusées
Ces fissures qui divisent le pays et ses
enfants…
Ce pays à lui-même abandonné
Avec ses ombres mouvantes
Ses fantômes essoufflés
Sa viande de charogne
Ses fleurs et ses coquelicots
Et son verre d’eau
Le parfum du pays n’est que l’odeur
d’une cigarette
Des lieux froids par ces temps chauds
Un pays précieux et distingué
Qui ne souffre pas d’être humilié
Qui ne se plaint ni ne se lamente
jamais
Rien que son sourire
Et sa cape d’hiver
L’odeur de sa terre
L’odeur de la sueur, du blé
Des olives et de l’oranger
Ses chefs sont des femmes
Ses ouvriers des mâles
Qui tiennent leur pain pour sacré
Ils boivent le sang du Christ
Et en font commerce
Une campagne vivante
Par-delà le système
Et s’y accroche des mains et des pieds
Les lettres de la révolution
C’est elle qui les a gravées
Au milieu de l’obscurité des âmes
Et de l’oppression des hommes
Des reproches inavoués
Et de l’amour à en donner
On parle d’elle et de lui
D’eux…
De la femme de M’dhilla, de Thala et
de Kasserine
La mère aux pieds nus, travailleuse
opprimée
En sueur et méprisée
Dont les sanglots sont toujours
étouffés
Celle qui trime le jour
Et se fait belle de nuit
Qui porte dans les fissures de ses
pieds
La blessure d’un pays
De son maintien se dégage l’odeur de
la féminité
Car féminine, elle l’est
Dans chacun de ses récits
À chaque fois qu’elle rit
À chaque qu’elle rêve
Chaque fois qu’elle se soulève
Féminine quand elle arrose ce qu’elle
a planté
Féminine quand elle a débroussaillé
Féminine quand elle coupe le bois
en deux
Féminine quand elle se met du noir
sur les yeux
Féminine avec son bois d’arak sur les
dents
Féminine jusqu’au bout des ongles,
quand
Elle frappe à la porte de son bienaimé,
après minuit
Féminine quand elle pleure et gémit
Contre la poitrine de son amant
Féminine quand elle embrasse
Féminine quand elle enlace
Féminine quand elle jette son regard
au loin
Et prie silencieusement le ciel
lointain
Pour un pays sans hommes
Pour ce rêve, par la capitale avortée
Une histoire par la capitale ébréchée

 


  1. Une marque de cigarette “populaire” tunisienne.
  2. Le sefseri est un voile traditionnel en soie, coton ou satin et qui recouvre tout le corps de la femme.
  3. Le 6 juin 2008, Hafnaoui Maghzaoui est décédé par une balle tirée par les forces de sécurité à Redeyef lors de l’insurrection du bassin minier.
  4. Regueb, le 9 janvier 2011 : Un sniper tire une balle dans la colonne vertébrale de Manel Bouallagui. Elle meurt quelques minutes plus tard, devenant ainsi la première martyre du processus révolutionnaire tunisien. Manel avait 26 ans, elle avait laissé deux petites filles âgées de 3 et 6 ans.
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