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Entretien avec Albert Memmi

by Gilles Kraemer

Albert Memmi a 94 ans. Né à Tunis dans le quartier juif la Hara, celui qui a connu les camps de travail forcé en Tunisie, dirigé la page littéraire de l’hebdomadaire tunisien L’Action et enseigné la philosophie à Tunis et la psychiatrie à Paris, est aussi attaché de recherches au CNRS, membre de l’Académie des Sciences d’Outre-Mer et surtout, l’auteur de romans et essais, tels que La statue de sel, Portrait du colonisé ou encore Le nomade immobile. Alors qu’il vient de présenter son dernier ouvrage aux éditions Al Manar/Alain Gorius, Les coplas du jeune homme amoureux, dans une librairie emblématique du Marais, à Paris, Albert Memmi reçoit dans le salon de son appartement, à deux rues de là, appartement qu’il habite depuis plus de cinquante-cinq ans. L’écrivain qui se reprochait, dans la présentation de ce recueil de poèmes, de n’avoir « pas suffisamment mentionné l’épice espagnole » dans la « salade composite »  qu’était son pays natal, revient sur ce qu’est un écrivain tunisien et sur les questionnements identitaires qui émaillent son oeuvre.


Une contributrice de Riveneuve Continents rapporte que la revue littéraire marocaine Souffles vous a consacré dans les années 60 un numéro hommage tout en s’inscrivant en faux contre votre affirmation de l’époque selon laquelle il n’y aurait pas d’avenir au Maghreb pour les écrivains de langue française…

Je me suis trompé. Je me suis provisoirement trompé. Ma réflexion, c’était que les pays indépendants font leur vie avec leur langue nationale. C’était la revendication même des Antillais, des Corses, etc. La langue nationale des pays du Maghreb étant l’arabe, les auteurs maghrébins allaient écrire en arabe. Mais j’avais sous-estimé l’apport continu de la littérature d’expression française.

 

Comment doit-on vous définir : écrivain tunisien francophone, écrivain franco-tunisien de langue française, écrivain français…?

Je suis un écrivain d’expression française. Mais quand on dit cela, on passe sous silence le problème des origines nationales. Il faut que je fasse d’abord un petit topo théorique. Il y a un problème qui va plus loin que la définition courante des écrivains, et c’est un problème politique également. Actuellement, j’essaye de mettre au clair des concepts de travail. L’écriture sert aussi à mettre en ordre ses idées. Les jeunes nations indépendantes n’acceptent pas que des gens soient de tradition et de religions différentes que la majorité en leur sein, et cela me parait quelque chose de très préjudiciable. Tant que les arabo-musulmans n’auront pas opéré la distinction entre le profane et le religieux, il n’y aura pas de place pour les gens qui ne sont pas musulmans. C’est pour cela que j’ai proposé il y a quelques mois la distinction entre « islam » – c’est à dire la démographie des musulmans au niveau local comme international – , « islamisme »  – soit l’ensemble des doctrines y compris la religion des musulmans en question – , et « islamité » qui serait la manière dont un arabo-musulman vit ses relations, son appartenance d’une part à la démographie, d’autre part à la culture, à la tradition religieuse, commandements, pratiques, cultures, traditions…

Cette trilogie permettrait à un jeune musulman de graduer ses appartenances, ce qui est difficile aujourd’hui dans la mesure où les musulmans vivent l’islam comme un tout. Pour faire cela, je me suis inspiré d’une proposition que j’ai faite pour distinguer entre « judaïcité », « judaïsme » et « judéité ». Ainsi, un juif laïc peut ne pas respecter les rites et croyances du judaïsme sans pour autant cesser d’être juif. Il faut qu’il en soit de même chez les arabo-musulmans. Cette ventilation est une libération. J’ai proposé ce texte au journal Le Monde qui l’a amputé car il n’a pas osé faire ces propositions mais il a été publié intégralement par La Presse de Tunisie. Le Monde a enlevé le passage le plus important de la trilogie.

Chacun a le droit d’être ce qu’il a envie d’être. Ces considérations conceptuelles laissent entrevoir une philosophie politique qui « retentit » sur la littérature. Nous y voilà. Qu’est-ce qu’un écrivain tunisien ? Dans l’esprit des gens, c’est un musulman. Un chef religieux a défini récemment la Tunisie comme « un pays arabe de religion musulmane». Si cette définition est la bonne, je n’ai pas de place comme écrivain tunisien. Il y a là un malentendu. Que veut dire par exemple « la France aux Français » ? De quels Français s’agit-il ? C’est une manière de s’approprier un pays ! Moi qui suis viscéralement attaché à la Tunisie – j’y ai puisé l’essentiel de mon oeuvre, sur une trentaine d’ouvrages, la Tunisie est présente dans dix à quinze d’entre eux – eh bien je ne suis pas tout à fait un écrivain tunisien. Alors qu’un écrivain, même médiocre mais musulman, est d’emblée un écrivain tunisien, marocain ou algérien… Il faut faire éclater cette appropriation. En France, les écrivains belges, suisses, antillais … sont des écrivains français. Personne ne remet en question la francité littéraire de Senghor, Césaire, Glissant… Il y a une quinzaine d’années, nous avons essayé d’avoir une rue Albert Camus à Alger et on n’y est pas parvenu. Camus, le plus grand écrivain d’Afrique du Nord ! Le résultat de cette impossibilité de distinguer fait que tous les écrivains juifs du Maghreb ne sont pas considérés comme tunisiens, algériens ou marocains.

 

Comme le personnage de votre premier roman La statue de sel en 1953, Alexandre Mordehkhaï Benillouche, vous optez pour la langue française, une langue qui n’est pas votre langue maternelle.

Il y a beaucoup d’auteurs qui n’écrivent pas dans leur langue maternelle. Je me situe dans la filiation philosophique de Diderot, Voltaire, des Lumières. J’ai des dettes envers la France que je reconnais, je n’ai pas honte de le dire. La France m’a donné une chaire universitaire. Quand je pense au petit garçon que j’étais qui ne parlait que l’arabe dialectal, quel chemin parcouru, cahotique et… chaotique en même temps ! Cette adoption de la langue française n’a pas été sans obstacle ni sans déchirement. Ma mère n’a pas parlé le français, elle ne parlait que le dialecte arabo-juif – judéo-arabe si vous voulez – de Tunis. Elle n’a jamais lu aucun de mes livres. J’aimerais qu’on admette mes difficultés et la manière dont j’ai essayé de les résoudre.

 

Votre héros Alexandre Benillouche hait ce qu’il appelle « l’infâme mélange » du français et de l’arabe et semble fasciné en revanche par le rationalisme et la précision supposés de la langue  des « Français de France ».

Je suis connu comme essayiste plus près de Rousseau et de Diderot que des essayistes arabes, ou de Freud ou Marx. Je suis très attaché à la précision et à la clarté. Je relis et réécrit cinq, six, sept fois s’il le faut pour que le texte soit parfaitement clair. La clarté ouvre sur l’universel, elle permet l’universalité. La langue française comme outil est particulièrement adaptée à cet élargissement. J’ai là aussi un problème, peut-être pas pour toujours. Rabelais par exemple est un grand écrivain mais à peine lisible aujourd’hui tandis que Montaigne est toujours lisible. L’universalité de l’écriture est un outil pour parler à tous les hommes et pas seulement à ceux de votre chapelle. Je n’écris pas seulement pour les Tunisiens ou pour les juifs, j’écris pour tous les hommes… Enfin, j’essaye.

 

Et pourtant, comme chez vos personnages de roman Alexandre Benillouche, le prince Jubaïr Ouali El-Mammi dans Le Désert (1977) ou Armand Gozlan dans Le Pharaon (1989), l’exploration de l’universel et de ses limites conduit à se retrouver ancré à son propre terroir, à ses « obscures croyances », à son « continent primitif » ?

On retourne toujours à ses origines, on ne rompt jamais tout à fait, et ça dépend aussi de ce qu’on en fait. Dans mes premiers livres, je croyais rompre. La Statue de sel est en ce sens un livre de rupture. Malgré moi, mes liaisons avec la Tunisie, les juifs, les musulmans étaient là. C’est un peu comme si une femme voulait oublier sa féminité. Impossible ! Simone de Beauvoir a dit qu’on ne naît pas femme, on le devient. C’est une idiotie ! C’est une relation que j’ai illustré par un triangle : le dépendant / le groupe / la culture. Je passe pour un écrivain de la domination mais je suis aussi un écrivain de la dépendance. L’homme est dépendant de la pourvoyance – c’est à dire le tabac, la culture, Dieu… -, et des pourvoyeurs potentiels – le maître, le professeur, le médecin, le prêtre…

 

La trilogie, le rythme ternaire est une clé dans votre oeuvre. Vous parlez de votre triple enracinement : juif, tunisien et français. Vous exposez là vos analyses basées sur des triangles et vous avez dit un jour, pour affirmer votre liberté de pensée: « J’ai décidé d’être humaniste, laïque et rationaliste ». L’identité, ça se décide ?

Mais attention, ça c’est ma philosophie, c’est ce que je voudrais être : « rationaliste »  – c’est la seule méthode-, « laïc » parce que l’intrusion de la religion dans les affaires de la cité est source de conflits ; je suis enfin « humaniste » parce que pour moi tous les hommes sont importants. C’est ma philosophie.

 

Une philosophie de l’exil ?

L’exil est un concept ambigu. Il n’est pas entièrement négatif contrairement à ce qu’on dit. Si Ibn Khaldoun, père de la sociologie, n’avait pas voyagé, il aurait été massacré. Maïmonide, un des philosophes juifs de l’Andalousie, a dû changer de pays et s’exiler jusqu’au Caire. Et aujourd’hui, la plupart des immigrés, et notamment les écrivains, malgré la souffrance et la nostalgie, se sentent mieux à Paris qu’à Alger ou à Tunis. Il faut oser le dire. Je suis un écrivain de l’exil mais dans l’exil, il n’y a pas que du malheur.

 

Vous avez publié une sorte de confession autobiographique, Le nomade immobile (2000). S’agit-il de ce qu’on appelle aussi l’exil intérieur ?

Sans doute. Prenez les mariages mixtes ; ce sont des hommes et des femmes qui ont accepté de vivre la culture de l’autre, ce n’est pas facile. C’est un enfermement, mais en même temps, c’est une ouverture.

 

Pourtant dans votre roman Agar, le mariage d’un Tunisien et d’une Alsacienne puis leur installation en Tunisie se terminent sur un échec. L’amour fait place à la gêne, au mépris, à la haine. Le dialogue Orient-Occident n’a pas pris.

C’est l’histoire d’un échec, c’est vrai. Mais j’ai longtemps hésité pour savoir si j’allais faire une fin optimiste ou pessimiste. Esthétiquement, il est apparu que c’était mieux… pessimiste. Il faut faire attention : les écrivains sont des fabulateurs.

 

Mais l’écriture est chez vous une affaire sérieuse. Toute votre oeuvre témoigne d’ailleurs d’une grande cohérence dans les idées exprimées entre les romans et les essais.

L’écriture est une manière de faire l’inventaire, de spacifier. Ce n’est pas naturel d’écrire. Les gens se demandent comment vous faites pour passer vos journées à écrire. Même chose pour les peintres ou les musiciens. On écrit pour mettre de l’ordre en soi-même mais chacun a sa définition. Pour mettre de l’ordre en soi-même, il faut mettre de l’ordre dans ses relations avec les autres.

 

Vous avez publié Portrait du colonisé, précédé du portrait du colonisateur en 1957, préfacé par Jean-Paul Sartre, et plus récemment en 2004 Portrait du décolonisé arabo-musulman et de quelques autres. On y lit que si le colonisateur vit mal ses contradictions internes, le colonisé qui se libère est toujours poursuivi par ses propres contradictions. Et notamment en se ressourçant à des valeurs archaïques qui l’empêchent d’accéder à la modernité. On a vu les ratés de la décolonisation et plus récemment, les ambiguïtés des révolutions arabes. Vous n’avez pas été surpris par le tour pris par les printemps arabes ?

Le « colonisateur de bonne volonté » n’est pas adopté par les majorités colonisées. Les colonisés dans leur résistance cherchent des valeurs refuges. C’est la tradition, la religion, la famille… Quand on m’a parlé des printemps arabes, j’ai dit qu’on ne pouvait parler de printemps et de révolution que s’il y avait transformation des moeurs, révolution des moeurs. On voit bien que ce n’est pas encore le cas en Tunisie ou en Égypte. Il y a bien une libération de l’expression et de la parole, et c’est un gain considérable, mais on exprime quoi ?

 

Vous avez aussi publié une Anthologie des écrivains maghrébins d’expression française. Dans la mesure où il s’exprime tous dans la langue « de l’autre », peut-on considérer qu’il s’agit là essentiellement de littérature de l’exil ?

J’ai contribué à introduire la littérature maghrébine en France quand je dirigeais les pages littéraires de l’hebdomadaire nationaliste tunisien L’Action, depuis Tunis. Une fois par semaine, je prenais un écrivain maghrébin de langue française – je ne maîtrise pas l’arabe classique – et je publiais un extrait de son oeuvre avec une analyse. Mais assurément, toute cette littérature maghrébine de langue française est une littérature de l’exil.

 

Cette hybridité intellectuelle que vous professez, ce refus des limites ethniques pour une éthique du métissage, se retrouve aussi dans votre écriture qui mélange – même si cela fâchait Alexandre Benillouche – les langues, avec du français agrémenté d’arabismes comme cette expression qui revient plusieurs fois : « Mes matins d’espoir embaument le café maure ».

J’ai pu passer des expressions tunisiennes en français mais c’est comme un bijoutier qui refond des bijoux anciens pour en faire des nouveaux. On puise dans une langue et on remanie dans l’autre. J’ai tendance à inventer des mots en français. Ionesco m’avait dit un jour, « chaque fois qu’un mot me manque, je le fabrique ! ». J’ai fabriqué des concepts philosophiques, des expressions littéraires… On fabrique, on fabule tout le temps !

 


Cet entretien a été publié dans la revue Riveneuve Continents n°16, Tunisie – diaspora, exils et dialogues en octobre 2013. 

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