Dark Light

L’écriture blanche de Sonallah Ibrahim

by Nina Hubinet

À l’occasion de la parution en français du dernier livre du romancier égyptien, Le gel, l’écrivain Sonallah Ibrahim et son traducteur français, Richard Jacquemond, se sont retrouvés au Mucem, à Marseille, pour une conversation publique le 16 février 2015. Les deux hommes ont parlé de l’expérience de la prison, d’écriture blanche, d’Anouar El Sadate, mais aussi des seins de Jane Russell et des colonnes du Bolchoï.

Le comédien, vêtu d’un simple costume noir, est assis face au public, un micro posé sur une petite table devant lui. Il ouvre un exemplaire de l’édition française de Cette odeur-là, le premier récit de Sonallah Ibrahim, paru en Égypte en 1966, et aussitôt retiré de la vente par les autorités. Sous une lumière douce, il commence à lire, et la voix du narrateur, qui tente de reprendre pied dans la vie après des années en prison, emplit l’auditorium du Mucem*. Son quotidien, ses moindres faits et gestes, qu’il raconte autant qu’il les ausculte, comme s’ils ne lui appartenaient pas, résonnent aux oreilles d’une salle pleine. Les mots, sans jamais l’évoquer directement, parlent d’un douloureux retour à la liberté. Le narrateur constate à quel point il est difficile de renouer avec ses proches, et notamment avec celle qui semble avoir été sa compagne avant son arrestation, Nagwa. « Elle a parlé longtemps, puis elle s’est tue. Je lui ai dit que j’étais fatigué, que je n’avais cessé de penser à elle, et je l’ai attirée contre moi, mais elle m’a repoussé. Elle a bien voulu découvrir ses bras, et j’ai embrassé un bras et une épaule éclairés par la lune. Mais tout de suite après, elle a dit qu’il faisait froid, elle les a recouverts et s’est allongée sur le dos. Elle pensait sûrement à la même chose que moi, mais quelque chose était perdu, cassé». Lorsqu’il lit les passages en italique, qui correspondent à des réminiscences du narrateur, Laurent Poitrenaux baisse la voix, il chuchote presque dans le micro, comme on souffle un secret à l’oreille d’un ami. Une intimité se crée alors avec la voix de Cette odeur-là : on n’entend plus un bruit dans la salle, les spectateurs présents semblent tendus par l’émotion qui se dégage du récit. D’autant que l’auteur de ces lignes, qui a lui-même passé cinq ans en prison sous Nasser, et qui est presque octogénaire, est assis au premier rang.

« Comme un étranger » 

Cette fameuse « écriture blanche », si puissante malgré son âpreté apparente, était radicalement nouvelle pour les lecteurs arabes lors de la parution de Cette odeur-là (Tilka l-râ’iha). « C’est un style dénué d’affect, où l’expression des états d’âme et des sentiments passent par la description physique. On a parlé de “nouveau roman arabe”, ou rapproché ce type d’écriture de celui d’Albert Camus », souligne Richard Jacquemond, le traducteur de Sonallah Ibrahim. Les deux hommes viennent de prendre la place du comédien, face à la salle, accompagné de Ramzi Tadros, qui traduit les paroles de l’écrivain égyptien.          «  Lorsque l’on sort de prison, il est vrai que l’on regarde les choses comme si on était un étranger », renchérit Sonallah Ibrahim, nous menant, volontairement ou non, sur la piste d’une ressemblance entre le narrateur de Cette odeur-là et L’étranger de Camus. Pour Richard Jacquemond, cette distance face aux choses et aux événements est fondamentale dans l’écriture de l’auteur égyptien. « C’est à la fois la distance que je mets entre moi, en tant que personne, et le monde, et celle que l’écrivain met entre lui et le monde, pour mieux le décrire », explique-t-il. Sourire en coin, Sonallah Ibrahim se contente de cligner des yeux derrières ses grandes lunettes rondes et de hocher la tête.

Un vieux couple

Côte à côte face au public du Mucem, l’écrivain et son traducteur forment un duo surprenant. Physiquement d’abord : la haute carrure du Français dépasse d’une tête le corps fluet de l’Égyptien. « Quand je traduis un de ces livres, nous échangeons beaucoup. Et nous sommes loin d’être toujours d’accord ! » sourit Richard Jacquemond. Mais cela ne les empêche pas de reconduire l’aventure à chaque nouvel ouvrage depuis plus de vingt ans. « Il y a des tensions, des disputes, mais c’est vraiment mon traducteur », complète Sonallah Ibrahim, en insistant sur le possessif. « Finalement, on fonctionne un peu comme un vieux couple », s’amuse le professeur de littérature arabe à l’université d’Aix-Marseille. Côté technique, il affirme que l’auteur de Cette odeur-là est plutôt facile à traduire. « Il a une écriture précise, soignée, moderne. Contrairement à d’autres écrivains arabes qui font des pastiches d’oeuvres classiques ou jouent sur l’intertextualité en multipliant les références typiquement arabes », commente-t-il. « Même lorsque les phrases sont plus longues, comme dans Les années de Zeth, la construction grammaticale est limpide». Pour Richard Jacquemond, les seules difficultés dans la traduction des livres de Sonallah Ibrahim sont de l’ordre du retour à l’original : « Par exemple dans Charaf ou l’honneur, le pharmacien parle de différents médicaments, donc il a fallu que je recherche leur nom un par un, à partir de la graphie arabe ». Et il a exécuté le même travail de fourmi pour retranscrire les mots russes écrits en arabe dans Le gel**, le dernier livre du romancier traduit en français, qui se passe à Moscou. Le style de Sonallah Ibrahim a-t-il changé au fil des années ? «Sonallah utilise trois types d’écriture depuis le début : d’abord la fameuse “écriture blanche” qui caractérise Cette odeur-là, et qui est présente aussi dans Le petit voyeur (El Talassous), ensuite le style satirique, qui apparaît dans Le comité (El Lagna), et qui est selon moi à son apogée dans Les années de Zeth (Zeth), et enfin ce que j’appellerais “l’information” : des documents sont intégrés dans ses romans, qu’il s’agisse de coupures de presse, de description de film documentaire, ou de textes de conférence, comme dans Amerikanli (Amrî kân lî), dont le héros est professeur d’histoire dans une université américaine », détaille Richard Jacquemond.

Les désillusions du socialisme arabe

Dans Le gel, c’est le premier et principal style de l’écrivain qui domine. «En terme d’écriture, c’est un peu un retour aux   sources », estime son traducteur. Le livre est aussi largement autobiographique : il raconte le quotidien d’un trentenaire égyptien, Choukri, qui a obtenu une bourse pour poursuivre ses études à Moscou. Une histoire qui n’est pas sans rappeler le séjour de trois ans qu’y fit Sonallah Ibrahim au début des années 1970, pour suivre les cours de l’Institut du cinéma. Dans le livre, le narrateur énumère les micro-événements de sa vie, englué dans une déprime diffuse. Il fait les courses dans un magasin aux rayons clairsemés, retrouve des amis pour dîner ou boire, multiplie les expériences sexuelles ou sentimentales… Et de temps à autre, quoique rarement, va étudier à la bibliothèque. Une sorte de vide existentiel envahit le récit : les étudiants venus du monde arabe, plutôt favorables au régime soviétique, déchantent en étant confrontés aux dysfonctionnements de l’État communiste et à la pauvreté de la plupart des Russes. Mais la pire désillusion est causée par leurs propres gouvernements, qui se prétendent socialistes alors qu’ils répriment dans le sang ou enferment les militants de gauche, en Irak, en Égypte ou en Syrie, avec la bénédiction de leur allié soviétique. « J’ai voulu raconter cette période de stagnation que connaissait l’URSS de Brejnev », explique Sonallah Ibrahim. En creux, il dépeint l’Égypte des années 1970, la libéralisation économique initiée par Sadate, « qui a ouvert le pays aux entreprises multinationales, à tous les voleurs », et la répression politique qui s’abat alors sur les intellectuels de gauche arabes, qui pour certains restent en Russie simplement pour ne pas risquer d’être jeté en prison dans leur pays.

Si les réalités retranscrites dans l’oeuvre du romancier sont souvent très dures, l’ironie s’immisce aussi presque toujours dans ses histoires, où certaines situations tournent au comique. À 78 ans, Sonallah Ibrahim conserve cet humour grinçant, et en fait profiter le public du Mucem. Il raconte ainsi l’examen d’entrée à l’Institut du cinéma de Moscou, qui lui a inspiré la trame du livre Le comité. « Le jury posait la même question à tous les candidats – combien y a-t-il de colonnes dans l’entrée du Bolchoï ? L’important n’était pas de donner le bon chiffre, mais la manière de répondre, censée révéler notre personnalité », explique l’écrivain. Lui-même s’invente un personnage de prisonnier et exécute un véritable numéro, une sorte de danse, devant les juges. Le récit de cette expérience burlesque déclenche les rires de la salle. Rebelote quelques minutes plus tard, lorsque Sonallah Ibrahim prétend avoir commencé à s’intéresser à la politique grâce aux actrices américaines Jane Russell et Betty Grable. « Je découpais leurs photos dans les magazines : la première avait les plus beaux seins du monde et l’autre les plus belles jambes ! Et derrière les photos, il y avait toujours des articles qui parlaient de colonisation, libération nationale, luttes politiques… C’est comme ça que j’ai commencé mon éducation politique, en retournant ces photos ! » affirme-t-il, provoquant une nouvelle salve de rires dans l’auditorium du Mucem.

Dans ses livres, le narrateur est d’ailleurs souvent une sorte de clown triste. C’est le cas avec Le gel, dans lequel Choukri, l’étudiant égyptien, incarne les espoirs déçus de toute une génération. En entendant Cette odeur-là, on ne peut s’empêcher de penser aux jeunes activistes égyptiens aujourd’hui en prison, à leurs souffrances présentes et à venir, et à leurs propres désillusions. « La révolution est un long processus, c’est normal qu’il y ait des périodes difficiles, du sang versé, des moments de déprime. Mais les choses changent, il peut y avoir un nouveau soulèvement et un nouveau pouvoir dans quelques mois : voilà ce que je dis aux jeunes égyptiens aujourd’hui », assure Sonallah Ibrahim, résolument optimiste. Cet espoir qu’il dit conserver dans la chose politique, la plupart de ses héros semblent pourtant l’avoir perdu.

Related Posts

Get Adapted

With Egypt’s reigning queen of scriptwriting: Mariam Na‘oum Daring, determined, and ambitious, Egyptian scriptwriter Mariam Na‘oum’s string of…

My Beloved Dog, My Old Dog

“That little freak would pierce my ears with his voice.” Translated by Iman Mersal and Tarek Sherif The…