Dark Light

Entretien avec Leila El Hakim

by Shérine ElBanhawy

Le recueil de poésies Illusion de la Mer réunit des poèmes écrits par l’auteure Leila El Hakim entre 1959 et aujourd’hui. Notre rencontre avec elle nous dévoile une vie pleine de créativité.

De 1961 à 1970, Leila El Hakim était speakerine à Radio le Caire et Radio d’Outre-Mer. Le salaire de la radio était quatre fois supérieur à celui de professeur d’université. Leila El Hakim a décidé d’y travailler en partie parce que la paie était bonne mais aussi parce que les horaires y étaient plus flexibles. L’émission hebdomadaire Nocturne était l’émission la plus populaire parmi celles que Leila présentait. Il s’agissait d’une lecture de poèmes sur fond de musique classique. Leila se souvient : « Je recevais même des lettres d’auditeurs qui disaient qu’ils ne comprenaient pas le français mais qu’ils écoutaient régulièrement l’émission, et l’adoraient malgré tout ». Leila a arrêté ses activités de speakerine pendant quelques temps, pour devenir interprète, puis est revenue à la radio, dans le but de reprendre Nocturne. « J’ai même glissé quelques uns de mes poèmes sous un faux nom » commente celle qui est aujourd’hui une auteure publiée et reconnue. « Il m’arrivait aussi d’emmener des morceaux de tissus avec moi à la radio pour coudre mes créations ».


Chaque fois que j’écrivais, je jetais tout dans un tiroir

« En 1989, un incendie a détruit une grande partie de mes possessions, dont la plupart de mes écrits. Si quelques amis très chers n’avaient pas eu de copies personnelles de mes oeuvres, j’aurais tout perdu » explique Leila El Hakim. Plusieurs décennies plus tard, la nièce de Leila El Hakim a réussi à retrouver la trace de sa nouvelle Le Cloître1. Cette nouvelle avait été publiée dans la revue franco-belge Marginales dans les années soixante. Sa nièce, qui habitait à Paris en 2009, a contacté le rédacteur en chef de la revue. Coïncidence : la publication de la revue venait de reprendre, après une longue interruption. Une semaine plus tard, une copie du Cloître était envoyée à Leila El Hakim. « J’ai publié une autre nouvelle intitulée Le biscuit, trois bonbons et une poire, parue en 1959 dans la page littéraire de la Bourse égyptienne dirigée par Georges Henein, qui sortait chaque vendredi. Mon professeur de littérature, Moenis Taha Hussein, le fils de Taha Hussein, qui était aussi le beau-frère de Georges Henein, lui avait conseillé de m’assigner la page de temps en temps. Et en effet, j’ai plusieurs fois eu l’occasion d’écrire pour cette rubrique ». Leila El Hakim est sortie diplômée du Cours Morin. Elle a poursuivi ses études à la faculté de Lettres françaises de l’Université du Caire. Durant ses années universitaires, elle était aussi athlète, championne d’Égypte en saut en longueur et au 100 mètres. Après la licence, elle a continué ses études jusqu’en master, et fait les démarches pour présenter son doctorat en France. « J’avais le travail à la radio, j’avais aussi commencé à faire de l’interprétariat et je devais en plus m’occuper de mon fils. C’était dur d’imaginer jongler avec tout cela. Je me suis dit que si je me lançais dans ce doctorat, je n’aurais pas de vie, et plus aucun temps libre. À quoi cela m’aurait-il servi puisque de toute façon, je ne voulais pas devenir professeur? J’avais fait l’expérience de l’enseignement une fois, avec des élèves de troisième. Ça a duré six mois et après, je ne supportais plus le métier. Je n’avais qu’un seul élève capable d’écrire des phrases correctes ! ».

Cinquante-cinq ans d’interruption

La décision de sortir ses poèmes du tiroir et de les publier s’est faite suite à une conférence organisée par la Women’s Association de Zamalek, il y a trois ans, consacrée au travail de « tapisseries mosaïques » de Leila El Hakim. Après la conférence, Leila El Hakim a invité les femmes à la maison pour un café. « J’ai tout de suite sympathisé avec l’une d’entre elles. C’était la femme de l’ambassadeur de Bulgarie, et c’est elle en grande partie qui est à l’origine de ce livre. On parlait de littérature et quand elle a su que j’écrivais des poèmes, elle m’a demandé si elle pourrait les lire. Volontiers, j’ai répondu. Ils sont dans le tiroir, alors pourquoi pas ? Après qu’elle les ait lus, elle m’a dit : Mais pourquoi vous ne les publiez pas ? Et elle a insisté. Ça m’a trotté dans la tête et quand ma nièce a retrouvé ma nouvelle la même année, ça m’a convaincue qu’il fallait faire quelque chose ».

Parce qu’elle partait en France pour passer l’été, Leila a essayé de démarcher des éditeurs sur place pour publier son recueil. Mais c’est au Caire que Shérif El Borai s’est manifesté le premier. Plusieurs personnes ont conseillé à Leila de lui faire confiance parce qu’alors, il publiait déjà des livres en anglais. « Il voulait que je mette mes oeuvres de fiction à côté de la poésie, mais moi je trouvais que ça n’allait pas bien ».

Un des amis de Leila, qui connaissait beaucoup d’artistes, l’a mise en contact avec Paul Geday. « J’ai senti qu’il était un vrai francophone. Et puis j’ai beaucoup aimé la couverture d’un livre qu’il avait illustrée. Enfin, puisqu’il était déjà éditeur associé avec Shérif El Borai, j’ai décidé d’utiliser ses photos. C’est comme ça que Paul est devenu le graphiste en charge du projet. Stefania Angarano, directrice de la galerie Mashrabia, a une petite maison d’éditions consacrée à la publication de livres d’art. Elle a accepté de publier le recueil Illusion de la Mer parce qu’elle a compris qu’avec les photos de Paul, ce serait un objet d’art. Pour la traduction, Misha Lanfranchi a été choisie pour son sens poétique et sa connaissance approfondie de l’arabe et du français, propice à une restitution précise de l’esprit de l’oeuvre. La révision en arabe a été faite par Nachoua El Azhari. La traduction en arabe sera d’ailleurs prochainement publiée chez al Kotob Khan accompagnée de croquis noirs et blancs d’Ashraf Shaker ».

La maquette comptait dans un premier temps vingt-six poèmes. Mais le recueil final en compte trente-six. Curieusement, au moment où elle a pris la décision de publier ses textes, Leila El Hakim s’est remise à écrire. Après cinquante-cinq ans d’interruption. Chaque semaine, elle envoyait un nouveau poème à Paul Geday. « Je n’arrivas plus à m’arrêter. Et puis à un moment donné, j’ai décidé que ce serait assez pour ce recueil. J’ai du mal à écrire à cause de mes mains, je suis à peine capable de signer des dédicaces avec une écriture de médecin ! Il y a cinquante-cinq ans, j’avais une machine à écrire, aujourd’hui, j’utilise mon iPad et j’envoie mes propres textes sur ma boîte mail, pour que ça ne se perde pas. Bonne nouvelle, mon deuxième recueil de poèmes est presque fini ! ».

« Je lis tout le temps, des écrivains du monde entier, même les Égyptiens. Malheureusement, je les lis en français ». Il y a des grands écrivains dans la famille El Hakim. Des deux côtés. Le cousin de son grand-père maternel n’est autre que Tawfik El Hakim, et l’arrière-grand-père maternel, Hassan Sabri, le grand poète. « Mon mari m’a beaucoup soutenue, il était fier de moi et m’encourageait à m’exprimer. C’est rare pour un mari égyptien, dans les années soixante, mais même mon père était comme ça. Ma mère est morte quand j’avais sept ans. Je me suis mariée jeune, une histoire d’amour, mon père a insisté comme condition pour que le mariage se fasse que je finisse mes études. Je me suis mariée avant mes dix-sept ans. Il était dans l’armée, un aviateur. J’ai trouvé beaucoup de soutien chez les hommes de ma vie pour persévérer dans ma passion créative ».

Tapisseries mosaïques

L’artiste a développé ce nouveau format artistique lors de visites au peintre Hassan Salem, dont elle adorait les productions, et en particulier son choix de couleurs. Plusieurs fois, elle a essayé de se mettre à la peinture, mais le résultat était catastrophique. « Puisque je ne savais pas peindre, j’ai pensé à utiliser des tissus de couleurs. Je n’avais pas beaucoup d’argent alors j’ai commencé par couper des ceintures de robes de chambre pour en faire des coussins. J’en ai vendu à Paris, dans des boutiques du sixième arrondissement qui s’intéressaient à des formats artistiques un peu différents. Je détestais coudre, alors j’emmenais les filles du portier travailler avec moi, d’une part, ça les amusait, et puis, ça leur permettait de gagner un peu d’argent de poche. Même la famille m’aidait et cousait pour moi, mes belles-soeurs par exemple. Après les coussins, j’ai fait des ceintures. Ensuite, j’ai confectionné des tableaux, toujours à partir de chutes de tissu, et je continue jusqu’à aujourd’hui. Ma première exposition a eu lieu en 1989 ».

Leila El Hakim nous explique comment, depuis longtemps, elle n’arrive pas à manier les ciseaux pour couper les tissus à cause de ses mains. « C’est désespérant parce que c’était une passion pour moi, de créer des tapisseries mosaïques ». C’est dans ce contexte que Leila El Hakim a décidé d’utiliser des pierres semi-précieuses pour réaliser dans un premier temps des assiettes, des couteaux à beurre et à fromage, puis des bijoux. « Je me suis lancée là-dedans à cause de mes mains mais je continue aujourd’hui encore le projet ». Plus récemment encore, l’artiste a commencé à confectionner des tables en bois ornées de pierres, tandis que les expositions de ses tapisseries mosaïques se poursuivent : la dernière a eu lieu en mai 2014, à l’Opéra du Caire. « Il ne faut pas rester sans créer » nous dit-elle en souriant.

1 Publiée dans la section Fiction de ce numéro