LE BATEAU, SUR SON PASSAGE, FIGE L’EAU EN LA RENDANT TRANSPARENTE. ON DIRAIT DE GROSSES PAILLETTES DE CRISTAL BLEUTÉ.
Accoudée au bastingage, je ne me lasse pas de regarder cette zone plus claire et la scrute aussi minutieusement que le visage d’un être aimé. Cette contemplation me donne une certaine force d’inertie et je pourrais demeurer là indéfiniment si je n’étais troublée de temps à autre par le pas d’un matelot. J’ai quitté Édouard avant-hier et je ne le verrai jamais plus.
Il y a ces gouttelettes d’eau vaporisées par le vent et cette houle de chagrin qui semble jaillir de moi, se disperser sur l’horizon, se dilater dans le ciel. La monotonie savoureuse de ce voyage en bateau supprime la durée. Tout me paraît statique et fait pour durer éternellement – surtout ce présent sans espoir, ce présent irrémédiablement à l’état présent.
On ne croit pas à l’amour, on en est touché comme par la foi. Je m’étais souvent demandé comment un sentiment aussi irrationnel pouvait naître entre deux personnes et décentraliser le monde à leurs yeux. Je n’y croyais pas. Mais je découvris souvent qu’Élizabeth était un nom délicieux et il me sembla prononcer Édouard pour la première fois. Et ce fut la griserie de découvrir à chaque instant des mots neufs dans le langage, des assonances, des symboles et des correspondances. Griserie aussi que cette concentration mystique sur un seul être.
Ce fut – et maintenant ce n’est que le cloître de la solitude. Inlassablement je fais le tour de ma geôle provisoire, monte et descends des escaliers étroits en bois bordé de nickel; lorsque j’aperçois la cabine du Commandant entrouverte, j’y pénètre et l’écoute pendant cinq minutes parler de Démosthène ou de chiens. Puis j’en ressors et poursuis ma quête, une quête forcément déçue, puisque sans objet. Parfois aussi je bavarde avec Antoine, l’un des deux passagers du bateau; mais au bout de quelques instants l’insurmontable ennui reparaît. Tout contact avec autrui me paraît interdit. Et pourtant il m’arrive de songer qu’Antoine est beau et fort; qu’il pourrait en m’enlaçant briser peut-être ces murs de mon imagination. Mais, une étreinte sans amour ressemble trop au sommeil du somnifère; on s’y jette pour oublier et le réveil suit.
Je n’arrive pas encore à admettre cette souffrance écoeurante. La révolte commence déjà à faire jour à travers ma lassitude, car dix jours se sont écoulés depuis le temps où, avec Édouard, je connaissais ce qu’il faut oser appeler le bonheur.
La cloche du déjeuner. Et soudain comme pour l’accompagner, le bateau tangue. Je rentre dans ma cabine me mettre du rouge à lèvres et me repoudrer. Quand on aime, la coquetterie peut paraître un luxe inutile, mais on se raccroche ensuite à des futilités…
Le cérémonial des repas commence. Je m’assieds, le capitaine s’assied, tout le monde s’assied. L’abominable morue, le bon vin et le dessert défilent. Au café, le capitaine se lève. Le temps se gâte, dit-il, je ferais mieux de monter. Antoine en face de moi sourit: « Êtes vous sujette au mal de mer ? » dit-il. Mon premier mouvement serait de protester, j’ai toujours été fière de mon pied marin et pourtant tout effort de volonté serait vain en ce moment, je ne me sens déjà plus très bien et je vais accueillir avec délectation ce « mal de mer » . Qu’il est bon de s’abandonner au malaise physique, c’est une douleur à la portée de tout le monde. Aucune pudeur n’empêche de s’y livrer.
Je m’accroche aux parois du lit où je me suis jetée. Tout bouge, comme si j’avais trop bu, d’un mouvement rotatoire incessant. Il me berce pendant quelques temps et m’endort presque; mais soudain un remous plus fort m’enlève à la torpeur où j’étais plongée. Une foule de noms, sans lien manifeste, s’entrechoquent dans ma tête; ce chaos se double d’un malaise qui s’accentue, tout en n’étant pas assez fort pour aller jusqu’au vomissement.
Puisque le sommeil ou même la quiétude semble impossible, je voudrais maintenant que le calme se rétablisse et que le bateau redevienne à nouveau de la terre ferme sous mes pieds. Ou alors, mais ce serait inespéré, j’aimerais encore mieux le naufrage. Ces mots évoquent pour moi des tourbillonnements noirs et l’anéantissement. Ne plus souffrir. Ne plus sentir. Je me suis levée et rhabillée. Je vais monter sur la passerelle supérieure, le vent froid pourra peut-être me remettre d’aplomb.
Là-haut, je retrouve Antoine, les jambes écartées pour se maintenir en équilibre. J’envie son assurance et sa stabilité. Car, toute résistance ayant cédé, je me sens ballotée, incertaine, souhaitant que mon écoeurement puisse cesser et n’ayant pas la force de le vouloir efficacement.
Je demande à Antoine de m’allumer une cigarette, mais il refuse, alléguant que cela ferait empirer mon état. Je renonce à fumer, je n’en avais pas bien envie d’ailleurs. Le voilà qui s’approche de moi et me tend amicalement la main. Nous marchons ensemble jusqu’à l’extrémité du bateau. Là, il m’entoure les épaules de son bras, j’abandonne ma tête contre lui presque apaisée. Soudain je sursaute: ce n’est pas Édouard ! Et me dégageant le fixe d’un regard hostile. Mais il ne se laisse pas démonter et doucement me caresse les cheveux.
« Je vous observe depuis deux jours », murmure t-il, « je comprends un peu de quoi il s’agit. Peut-être aimeriez vous tout me raconter ». Je suis trop fatiguée pour résister au plaisir de parler de ce que j’aime et ma souffrance est, après Édouard, ce que je chéris le plus : le seul bien désormais entre nous. Aussi je me laisse aller à la facile veulerie de la confidence. Au fond tout cela n’était que très banal. Je l’aimais, il m’aimait. Il était marié, il avait un fils, nous devions nous séparer. Mais qu’importe si ce fut banal, puisque cela me déchire… Antoine m’écoute sans m’interrompre et je lui sais gré de ne pas prononcer les mots d’idylle et d’oubli. Nous nous taisons tous deux un moment, puis il me dit : « Songez seulement que votre amour aurait pu être un amour heureux, c’est à dire ennuyeux ! Un homme assis en face d’une femme; des enfants qui crient et qu’il faut consoler. Vous avez évité tout cela ». Je lui souris. Quel tableau il vient d’évoquer; l’image étouffante du mariage. Il interprète mal mon sourire, il croit que je ne l’ai pas compris et veut s’expliquer. Je l’arrête d’un geste. J’ai compris, je sais qu’il dit vrai ; mais lui ne peut pas savoir qu’il me parlait du bonheur.
La sensation de mieux qui accompagne tout épanchement, diminue progressivement et finit par disparaître. Je me sens au contraire frustrée d’avoir partagé avec cet indifférent mon mince pécule. Des bribes, des phrases qui sont restées ; des discussions qui ont le poids de la fatalité parce qu’elles ne seront jamais reprises.
Le silence se fait de nouveau entre nous ; le silence morne des personnes qui n’ont rien à se dire. J’aimerais mieux tourner dans ma cabine et retrouver la sécurité du lit et le sommeil qu’on attend avec confiance, une fois le calmant avalé. Mais c’est bientôt l’heure du dîner. J’ai faim et je sais qu’il m’est impossible de m’endormir le ventre vide…
La mer s’est un peu calmée. Je fais un mouvement de gymnastique et éclate de rire. Il me faut un nouveau dérivatif. « Allons voir ce que fait Monsieur Da Silva » – c’est ainsi que s’appelle l’autre passager du cargo – dis-je à Antoine. Il me fixe un moment sans bouger. Il doit penser que… Oh tant pis, il n’a pas besoin de savoir qu’Édouard avait les yeux bleus et que j’essaie de m’empêcher de pleurer.
Nous retrouvons Monsieur
DaSilva au salon. Il nous
propose contre le mal de
mer du « Périscophène »
et nous invite à jouer aux
échecs.
Ils déplacent leurs pions lentement; un steward passe dans le couloir et soudain je me demande ce que je fais là, dans ce cargo qui m’éloigne noeud par noeud de Lisbonne. C’est facile de se jeter à l’eau. L’essentiel est de savoir si l’on veut nager ou couler et d’agir en conséquence. Je me suis lancée dans l’aventure du départ à la suite d’un moment de crise où nous avons surestimé notre amour. C’était absurde. Il aurait fallu se contenter des rencontres hâtives et s’accrocher à ces minutes de bonheur. Et pourtant, ce qui m’a déterminée à partir, c’est surtout la crainte de n’être pas assez aimée et la peur que ce doute ne se mue en certitude. J’ai fui et non pas renoncé; il ne l’a jamais su et je veux l’oublier.
Antoine a gagné aux échecs. Je suis contente que Monsieur Da Silva ait perdu. Il a toujours un air triste qui me donne envie de m’acharner contre lui.
Nous avons eu au dessert des ananas au madère. J’ai retrouvé ma cabine et je suis prise d’un élan d’optimisme que la moindre réflexion suffirait à effacer, ou un geste, et quand je capte mon intonation et son timbre de voix, je me sens ridiculement heureuse, comme si je l’avais retrouvé. Je recherche aussi de même qu’on assemblerait les pièces d’un puzzle, les moindres détails de nos promenades. Une route en spirale qui n’en finissait plus de monter, d’un côté la forêt, de l’autre des pentes moussues, voilà tout ce dont je me souviens de Sintra. Mais le bonheur trouve ces paysages que mes yeux n’enregistraient pas. Au Palacio de Pena, nous avons regardé, du haut de la coupole, les nuages de tulle blanc qui pétillaient au-dessous de nous comme de l’eau gazeuse. Nous, Édouard et moi. La douceur de cette évocation ranime mon désespoir latent. J’étends la main, m’empare d’une pilule. Il faut que je m’endorme.
Je suis en train de tricoter sur le pont. Ce matin, Antoine n’a pas encore paru. J’ai choisi pour m’occuper le travail le plus machinal qui soit : une écharpe au point mousse. Un point qui ne varie pas, des lignes qui ne changent pas de dimensions.
J’ai bien fait d’acheter avant mon départ de la laine et des aiguilles, car lire m’est devenu insupportable. Mes auteurs préférés me lassent ; j’aimerais moins de subtilités et plus d’intensité. Mais peut-être suis-je injuste. Rien ne m’intéresse parce que je suis trop exclusivement centrée sur moi-même. Ma vie sur ce bateau n’est qu’une oscillation permanente sur deux plans. Le passé proche et inaccessible et le présent aussi uniformément morne que ce point mousse.
J’ai perdu la notion du futur. Autrefois il était divisé en saisons, jalonné de désirs à réaliser, chargé d’attente. C’était un futur familier où quelques dates se détachaient en relief. Mais ce n’est plus qu’une masse informe qui me dispense parcimonieusement des lendemains pareils à aujourd’hui.
Il fait vraiment froid. J’ai revêtu ma grosse jaquette doublée de fourrure ; il y fait bon à l’intérieur. Il faisait froid aussi, un jour près de l’arène rouge, lorsqu’il est venu me chercher. Et je me suis engouffrée dans la voiture, près de lui, avec la même sensation d’enfiler un vêtement qui vous tient chaud.
Le Commandant passe et s’arrête un instant près de moi. « Beau temps, grâce à Dieu, aujourd’hui » – prononce t-il – « mais pourquoi êtes-vous seule ? ». « Pourquoi ne le serais-je pas ? » m’écrié-je – et pour atténuer la brusquerie de ma réponse, j’ébauche un sourire. Sur ce, il hoche la tête malicieusement et s’éloigne.
« J’ai compris ce que sa question laissait entendre, l’éternel cliché. Deux jeunes gens, atmosphère romantique appropriée, flirt inévitable ». Un vague malaise s’empare de moi et se manifeste par un murmure dénué de sens ; car il m’est odieux de penser qu’on puisse m’associer à un nom autre que celui d’Édouard. Et pourtant la présence d’Antoine ce matin me manque un peu, mais elle me manque quand même. Le soir je me suffis à moi-même, mais le jour il me faut de la chaleur humaine. J’ai besoin des autres, bien que je me sente encore plus seule parmi eux. Et c’est peut-être le plus tragique de notre destinée, que de rechercher quand même d’emblée ce que nous savons d’avance incapable de nous satisfaire.
Voilà enfin Antoine. Il a découvert, au fond de la cale, une table de ping-pong et veut organiser un tournoi à trois. Je préférerais qu’il s’assoie simplement à mes côtés, à demi compréhensif. Car à quoi bon jouer si perdre ou gagner m’est indifférent.
« Antoine », dis-je, « croyez vous qu’il me sera possible de retrouver un jour du plaisir au jeu ? ». « Cela viendra trop vite », répond-il en souriant. « Maintenant, allons jouer ».
Son sourire et son ton désinvolte me déplaisent. Je ne bouge pas de ma place. « Allez-y, vous », fais-je en me ressaisissant de mon tricot.
« Pourquoi n’essayez vous pas d’être moins puérile », reprend-il. « Vous ne vous seriez probablement pas amusée cette fois-ci, mais vous auriez commencé à reprendre l’habitude de jouer. L’essentiel est de se réhabituer, voyez-vous, le plaisir vient ensuite ».
J’hésite. Il a peut-être raison. Faut-il le suivre ?
Mais sans plus attendre, il est parti rejoindre Monsieur Da Silva, sans doute.
Tant pis. Je n’ai pas le courage d’être déçue. S’il disait vrai, pourquoi s’est-il éloigné ? Pourquoi les gens qui essayent de vous faire du bien s’arrêtent-ils toujours mi-chemin, découragés, alors qu’il ne leur fallait plus qu’un seul mot peut-être pour obtenir le résultat désiré ? Comme une révélation, la certitude de mon amour pour Édouard s’empare de moi. La violence de mon sentiment me rassure, je ne sais pas trop pourquoi. Je voudrais rappeler Antoine et lui dire qu’il est gentil.
Délibérément, j’abandonne mon tricot et me lève pour les rejoindre; je les retrouve en train de repêcher la balle d’un seau de peinture rouge, visqueuse comme du sang qui se fige. La cale semble être un immense grenier avec ses cordages enroulés en serpents cobras et ses écueils de toutes sortes. Je m’assieds sur quelque chose qui ressemble à un volant d’auto et les regarde un instant; puis tout redevient lointain, le cercle se referme sur moi.
Hier, j’ai fait un rêve que je n’arrive pas à dissocier du réel. J’étais dans une chambre rectangulaire dont la porte commençait presque au plafond. Je voulais à tout prix briser les murs avec mes poings. Puis je débouchai dans un couloir. Pour m’évader, je dévalai précipitamment un grand escalier en bois, je vis dans une glace, mes jambes d’abord, puis tout mon corps et mon visage malade. Je continuai à descendre et je fus soudain dans la rue. Mais les rues devenaient une prison plus douloureuse. On ne se bat pas avec le vide. J’échouai sur des quais, prise par un violent désir de fuir; puis, changeant d’avis pour une raison qui m’échappe à présent, je me retrouvai dans la chambre. J’avais la sensation très nette d’être un insecte se débattant autour d’une lampe. Demain nous arrivons, Port-Saïd, mon père sur le quai… et puis le Caire. Une chose me fait mal : il faudra sourire.
J’ai fui Lisbonne, la ville qui se souvenait, mais avant d’y être, le Caire indifférent que hantent mes visages d’autrefois, m’est odieux.
Demain, je quitterai cette cabine qui fut durant une semaine mon refuge. Je la quitterai sans regret. Je ne m’attarderai pas sur le seuil de la porte pour un dernier regard, moi, qui cultivais les souvenirs. Mais l’on ne s’attache au passé qu’en proportion de l’intérêt qu’on a pour la vie : et elle m’est à charge…
Demain nous arrivons. Je retrouverai ces paysages sans contrastes, noyés dans une tonalité vert-olive, ocrée et poussiéreuse. Couleurs de résignation qui ne me parleront pas de lui. Et dans l’ennui qui m’environnera, une pierre jetée dans l’eau ne fera pas de ricochet.
Publié dans Marginales, en 1960