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Entretien avec le romancier tunisien Choukri al-Mabkhout

by Abdeddayem Sallami, Isabelle Mayault

Sélectionné parmi les premiers finalistes du Prix International de Fiction Arabe (IPAF), Choukri al-Mabkhout a fait son entrée dans l’arène littéraire avec le roman Ettalyani (L’italien), publié à l’été 2014 par les éditions Dar Tanweer. À la surprise du gratin des lettres tunisiennes. Car Choukri al-Mabkhout est une figure bien connue des milieux académiques et culturels du pays. Notamment pour ses traductions dans le domaine de la critique littéraire et de la linguistique ; mais aussi pour ses essais et articles de recherche sur la « pragmatique », sous-discipline de la linguistique ; et enfin pour ses activités journalistiques et culturelles, al-Mabkhout étant l’auteur de chroniques hebdomadaires dans les journaux tunisiens. Choukri al-Mabkhout a dirigé le magazine culturel Academia, spécialisé dans les questions liées à la vie universitaire, ainsi que Les Annales de l’Université tunisienne, consacré à la recherche scientifique. Il a également été le doyen de la très réputée Faculté des Lettres de Manouba, université dont il est aujourd’hui devenu le directeur. Cette année, il doit publier son deuxième roman, Baganda, et un recueil de poèmes Siratou Wahm (Biographie d’une illusion). Dans cet entretien, Choukri al-Mabkhout raconte son rapport à la fiction, aux critiques, aux prix littéraires ainsi que les liens entre les intellectuels, la révolution et la vie politique.


 

Les romans écrits par les universitaires tunisiens semblent répondre à des critères relevant strictement de la théorie narrative et ainsi manquer de folie créative. Est-ce que l’accueil très chaleureux fait à votre roman L’Italien signifie que cette ère est révolue ?

Cette méfiance vis-à-vis des contributions faites par des universitaires dans le champ du roman est très répandue en Tunisie, et en Tunisie seulement ! Pourtant, de nombreux auteurs internationaux, arabes mais aussi tunisiens, qui ont produit des oeuvres remarquées et remarquables, sont issus du milieu universitaire. Cependant, je ne crois pas que tout ce qui est écrit par des universitaires est bon par nature, pour une raison simple : les romanciers et les poètes sont nécessairement des autodidactes, si l’on comprend le terme d’autodidacte comme opposé à celui d’universitaire. Même le fait d’organiser des ateliers d’écriture et d’écrire des livres qui aspirent à être des manuels d’écriture (j’ai traduit l’un de ceux là) ne forment pas les auteurs autant que ne les forment l’acte créatif en lui-même, et les écueils inhérents à celui-ci. D’après ce raisonnement, il est possible de comparer ce qui est produit par les non-universitaires. Quoiqu’il en soit, l’affiliation universitaire n’est pas un pré-requis pour la qualité de la créativité, et vice-versa.

En ce qui concerne le roman L’Italien, il a été reçu avec enthousiasme par des lecteurs tunisiens et arabes d’origines diverses, ce qui personnellement m’a étonné, bien que j’étais convaincu que c’était le genre de roman que le lecteur ne pourrait pas reposer avant d’en avoir lu la fin. Je ne dis pas ça parce que je crois très bien maîtriser les codes de la narration, mais parce que j’ai écrit un roman conforme à ce que j’imagine qu’un roman doit être. J’ai éliminé tout ce que je n’aime pas dans la narration pour des raisons esthétiques, respectant mes préférences de lecteur. J’ai choisi de raconter un conte à suspense, débordant de vie, qui pose des questions et laisse de la place aux personnages pour exprimer leurs hésitations, leurs doutes et leurs peines.

Je crois que les lecteurs ont perçu des bribes de l’humanité des personnages dans cette oeuvre, et que c’est pourquoi ils l’ont aimée. La recette est très simple : n’écrivez que ce que vous aimez lire dans les livres des autres ! Cette perspective vient peut-être du fait que, lorsque j’écris, je ne perds jamais de vue le lecteur que je suis. Je dois reconnaître que cette mise à distance est risquée. Mais j’ai écrit ce roman pour moi avant tout et c’est comme ça que j’ai pu intégrer les anticipations et les attentes du lecteur que je suis dans le pacte de lecture. Il y a dans cette vérité là un élément de réponse à votre question. Pour le reste, laissez les critiques se pencher sur le problème !

 

 

Mais votre roman regorge de déceptions, de débâcles, de personnages défaits…

Oui, votre description du roman est juste dans une certaine mesure – mais ce qui est vrai aussi, c’est que ce roman est exaltant en dépit de toutes les déceptions qui l’émaillent. Dans ce roman, il y a une célébration de la vie, une façon de s’accrocher à la gaieté, un érotisme élégant, comme certains critiques l’ont noté, et une évocation de l’esprit de dissidence, d’ambition, de volonté et d’allégresse chez les jeunes gens. Ses personnages sont des jeunes gens rêveurs balayés par la vie.

J’ai du mal à percevoir les déceptions que vous mentionnez dans la mesure où celles-ci connotent un amour de la vie qui est à la croisée de la passion, de la puissance créative, des acteurs de la débâcle et la démolition des plaisirs… Je n’ai pas prévu de peindre des héros ” positifs “, parce que l’ère du faux héroïsme est terminée. Au contraire, j’ai suivi les parcours de gens en mouvement en fait : comme certains titres de chapitres l’indiquent, l’idée du mouvement est récurrente et est marquée par l’utilisation de mots comme ” passages “, ” ruelles “, ” détroits “, ” couloirs du rêve et de la souffrance “, ” carrefours “, ” gares fermées “. Dans ce roman, les empreintes de pas laissées par des jambes fourbues sont plus importantes que les routes elles-mêmes.

 

La Révolution tunisienne a ouvert grand la porte pour une critique des régimes qui étaient au pouvoir avant. Ainsi, votre roman s’inscrit dans ce cadre et s’attaque à l’idéologie de la gauche tunisienne qui prit le parti      « d’explorer les dépotoirs léniniste et stalinien » comme le dit votre personnage Zina ?

De nombreux lecteurs et critiques qui ont écrit sur L’Italien se sont concentrés sur la critique de la gauche et de son idéologie. Ils n’ont pas tort, mais ce roman a plus d’ambition au niveau symbolique et dans les possibilités de son interprétation. Peut-être que ce qui a retenu leur attention, c’est que le roman refuse de faire le portrait cliché de militants de gauche opprimés et en quête de justice, de changement, qui se sacrifient pour leurs idées.

Ce que le lecteur trouve, ce sont à la place des personnages perplexes qui donne à leur rôle de héros de gauche une profondeur humaine qui les pousse à rêver, être vaincu, aimer, trahir, être faible, résister et à faire toutes ces choses qui caractérisent les êtres humains et non des personnages moins réalistes. Peut-être que ce qu’il y a derrière cette critique de la gauche tourne autour du concept de liberté individuelle, prenant en compte ses blessures et ses hallucinations, et « maudissant ses origines »  comme l’un des critiques du roman l’a écrit. Cette liberté radicale, cette liberté radicale de l’individu, a été négligée par la gauche tunisienne, qui s’est juste contentée d’appeler à la libération de la société à travers ses militants qui étaient vaincus depuis le début.

 

Dans quelle mesure est ce que l’affirmation selon laquelle l’entreprise de critique arabe serait restée enfermée dans les amphithéâtres de l’université sans jamais déborder dans les rues de l’écriture est juste ?

L’entreprise de critique ne peut pas être cantonnée à une seule catégorie, en l’occurrence la critique universitaire, bien que cette forme là soit la plus importante dans le champ critique arabe. La raison est simple : l’université héberge la production du savoir en littérature et elle a ses traditions, ses règles et ses contraintes qui ont l’air rigides et semblent parfois ennuyeuses.

Cependant, ce qui est requis de la critique universitaire ne va pas nécessairement de paire avec les attentes de tous les acteurs et observateurs de la chose culturelle. Les objectifs liés à la critique littéraire sont variés et ne sont pas nécessairement en communion avec les catégories plus larges d’intellectuels, et en particulier d’auteurs et d’artistes. Peut-être que le problème tient à autre chose.

Il n’existe pas d’alternatives pour aborder les textes littéraires avec des outils qui relèvent plus de l’aspect interactif de la littérature. Par exemple, la critique littéraire journalistique est un genre établi fondé sur l’existence de grands titres internationaux et suppléments culturels. Mais dans notre région, on trouve rarement un journaliste qui a bâti sa renommée sur son talent de critique littéraire. L’ironie, c’est que les auteurs qui se plaignent, à juste titre la plupart du temps, de la critique académique, jubilent quand un département de littérature de l’université décide d’enseigner leurs oeuvres ou quand un universitaire produit un travail de recherche « rigide » sur leur travail.

Je ne rejette pas la faute sur les auteurs. Certains de nos collègues universitaires confondent le discours académique sur la littérature et le discours médiatique et culturel sur la littérature. Ceci crée une confusion pour tout le monde. Ainsi, cela dévalue la production académique et en même temps cela ne lui permet pas d’être sur un pied d’égalité avec la critique journalistique. Encore une fois, le malentendu domine les relations entre l’initiative académique et l’initiative culturelle parce que, d’après moi, la notion de frontières et les interactions sont limitées.

 

L’empressement avec lequel la plupart des prix littéraires arabes ont été créés a eu pour conséquence de faire douter un grand nombre de gens sur l’intégrité de ces prix, et la neutralité des jurys. Ce doute ne remet-il pas en question les bénéfices de ces prix pour ceux à qui ils sont attribués ?

D’après moi, la question n’est pas tout à fait comme vous l’avez décrite. J’ai participé à des jurys et la plupart d’entre eux fonctionnaient de façon satisfaisante. Avant de juger l’intégrité des jurys, il faudrait examiner le travail des finalistes. Cela ne veut pas dire que certains comités ne sont pas enclins à user de méthodes déviantes.

J’ai dévoilé certaines de ces combines quand j’ai estimé que des annonces faites par des comités étaient injustes, et je n’ai pas hésité à utiliser un point de vue moral et éthique pour les condamner. Cependant, je ne crois pas que la plupart des oeuvres primées en Tunisie ou dans le monde arabe soient injustifiées, parce que les romans qui ont gagné l’Arabic Booker par exemple sont tous respectables.

Les auteurs en revanche doivent se débarrasser de leur narcissisme. Le problème n’est pas de nature financière dans la mesure où il est moral et symbolique – quelque soit le montant attaché au prix. De plus, sociologiquement parlant, le système des prix fait partie intégrante de l’expérience littéraire qui est encore en construction dans notre région et requiert d’être soutenue. Je ne crois pas que le doute méthodologique apporte quelque chose au débat. Même le Prix Nobel n’échappe pas à ces objections. Mais il est certain que la plupart des gagnants font partie des meilleurs auteurs. À part ça, il est possible de débattre de la question d’un point de vue esthétique, littéraire, et culturel, mais pas personnel ou narcissique.

 

Les printemps arabes ont révélé l’effritement de l’autorité des intellectuels – après qu’ils ont été contournés par les masses mobilisées contre le statu quo dans le moment révolutionnaire et par leur audace. Quel pourrait être le recours des intellectuels, si l’on peut dire, pour restaurer leur autorité symbolique au sein de leur groupe social ?

Je ne crois pas que la question soit si cruciale en dépit de ce qui a été dit au sujet de l’absence d’intellectuels, de dirigeants et de partis dans les printemps arabes, et de la mobilisation spontanée des masses. N’oublions pas que les slogans qui ont été criés et brandis pendant cette période, avant qu’ils ne soient infestés par les slogans pathologiques et contrariés des Frères musulmans, expriment une conscience sociale citoyenne qui n’a rien à voir avec l’idée de spontanéité associée au mouvement.

Mais l’action culturelle et son impact sont des processus lents et à peine visibles. N’oublions pas, par exemple, que les notions de liberté, de démocratie et de dignité sont modernes dans leurs traits existants aujourd’hui. Elles sont le résultat d’une importante préoccupation théorique et culturelle. Ceux qui se sont révoltés en Tunisie sont les enfants de l’école de la République moderne qui ont été élevés et éduqués par des hommes et des femmes portant des valeurs de liberté et de dignité et le leur ont apprises. N’oublions pas que l’Égypte et la Syrie ont établi des traditions culturelles modernistes. Et si l’on regarde la situation aujourd’hui, on verra que les intellectuels, au moins en Tunisie, jouent un grand rôle dans la société civile, dans les médias, les associations et même à l’Assemblée Constituante lors de la rédaction de la Constitution.

Avez-vous oublié que les éléments fondamentaux du système universel des droits de l’homme ont été inclus dans la Constitution tunisienne, et parmi celles-ci, la liberté de conscience ? Est-ce que vous pensez que c’est une question à la portée de tout le monde ? N’est-ce pas au contraire une question qui a été mise au centre du débat par des intellectuels conscients de son importance ? Et, pour être honnête, j’ai personnellement appris sur la démocratie, les libertés et l’État de droit au contact des avocats tunisiens plus que je n’en ai jamais appris sur la question dans les livres. Ils ont joué un rôle éducatif et pédagogique qui ne peut être tenu que par des intellectuels. Nous devons être reconnaissants vis-à-vis de nos intellectuels. Aucun peuple ne peut entrer dans l’orbite de la modernité sans une élite intellectuelle, même si le mouvement des masses paraît spontané. Peut-être que quelque chose a changé dans le rôle des intellectuels, dans leur image, dans la portée de leurs discours et travaux. Peut-être que leur autorité a changé, qu’elle est devenue moins visible. Mais elle continuera à perdurer, d’une façon ou d’une autre.

 

Qu’est-ce que vous pensez de la performance des politiciens tunisiens ? Est-ce que vous avez foi en leurs discours ?

Qu’est-ce que vous pouvez attendre du footballeur qui est resté sur le banc sans s’entraîner pendant plus de vingt ans, et que l’entraîneur vient chercher pour lui faire jouer un match décisif ? C’est ça la situation dans laquelle nos politiciens sont aujourd’hui après que le président précédent a éradiqué tout élément de vie politique. Mais cela ne contredit en rien le fait que la performance de la classe politique en Tunisie est faible, timorée, et extrêmement décevante. La scène politique est encore en cours de formation et nous avons besoin de la naissance d’une nouvelle classe politique. En ce qui concerne la confiance que j’accorde aux discours des hommes politiques, je crois que le problème est lié à la fonction critique des intellectuels en général et à leur rôle éthique, qui transgresse les combines partisanes et l’appétit pour le pouvoir. À mon avis, ce qui importe le plus, c’est que la Révolution tunisienne a instauré un anti-pouvoir pour la première fois de son histoire. Personnellement, j’ai choisi depuis le début ma place au sein de ce pouvoir étant donné mes doutes viscéraux quant à la politique et aux politiciens.

 

Cet entretien a été publié en arabe sur le site du journal libanais El Modon le 13 janvier 2015. Il a été publié en anglais sur le site Arablit.org le 21 février 2015 et traduit de l’arabe par le poète d’expression anglaise Ali Znaidi (tunisianlit.wordpress.com / aliznaidi.blogspot.com).

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