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Georges Henein, l’agent double

by Zoé Carle

Dans les Prolégomènes à un troisième manifeste surréaliste ou non, publié en 1945, André Breton cite Georges Henein comme l’un des « esprits très dissemblables mais comptant parmi les plus lucides et les plus audacieux d’aujourd’hui ». Cette mention du poète égyptien par le pape du surréalisme au sein d’un énième manifeste n’est pas anodine et en dit long sur l’étrange position qu’il occupait dans les champs littéraires français et égyptien. « Agent double dans les deux cultures » selon les mots de Berto Farhi, Georges Henein se trouve ainsi au point de jonction instable entre les avant-gardes européennes et les cercles littéraires cairotes, les positions politiques et artistiques des premières venant se heurter aux réalités historiques égyptiennes.

Pour des raisons variées, Georges Henein apparaît ainsi comme une figure du décalage. Linguistique par le choix du français, géographique par ses aller-retours incessants entre l’Europe et l’Égypte avant son exil final, historique à l’instar des membres de ce petit groupe d’avant-garde qui allait se fédérer autour de sa personne : avons-nous affaire aux derniers feux de dandys cosmopolites ou bien sommes-nous face aux précurseurs des luttes sociales, comme le dit Berto Farhi, désignant Henein comme « un fils de pacha à qui l’Égypte doit ses premiers mouvements socialistes » ? Les prises de position politiques de Georges Henein, remarquablement stables et cohérentes dans le temps, brouillent les pistes.

La reconnaissance du poète égyptien au sein du groupe surréaliste parisien est symptomatique de la situation de la littérature francophone égyptienne, maintenue dans un état de double minorité : à la fois dépendante de Paris, capitale de la République mondiale des Lettres, qui est la grande pourvoyeuse de légitimité littéraire dans le champ international, et relativement coupée du champ arabophone, les deux étant remarquablement étanches l’une à l’autre – au point que, comme le faisait remarquer la chercheuse Ève de Dampierre dans son ouvrage récemment paru, De l’Égypte à la fiction (Gallimard, 2014), ces littératures pourtant contemporaines n’ont presque jamais fait l’objet d’études croisées.

Là encore, il serait peut-être un peu facile de rejeter Georges Henein et ses compagnons surréalistes dans le camp des cosmopolites, dont Alexandrie serait le point focal et de les assimiler à une société idéale d’êtres ignorant les conflits politiques et linguistiques, professant l’universalisme et l’autonomie du littéraire. Georges Henein et ses proches se disent certes sans patrie, faisant partie de cette internationale de l’esprit dont le centre est Paris, mais leur volonté de transcender les frontières s’enracine dans un internationalisme politique tenace.

La tentation est grande pourtant d’en recourir à l’accusation d’ impérialisme de l’universel pour reprendre les mots de Pascale Casanova, à un moment historique où s’épanouissent en Égypte des mouvements d’indépendance qui promeuvent une renationalisation du patrimoine culturel en guise de résistance à la colonisation. En ce sens, Georges Henein se maintient à la marge des héritiers de la génération de 1919, qui s’imposent au lendemain de la révolution, et mettent la nation égyptienne au coeur de leurs recherches. La littérature, arabophone et francophone, réfracte ainsi les conflits politiques qui s’affirment au cours des années 20 et 30, moment où Henein commence à écrire, et qui peuvent être pensés en partie selon la ligne de fracture entre nationalistes, fussent-ils du Wafd ou des Frères musulmans, et internationalistes ou cosmopolites comme les communistes. À rebours de la figure dominante de Taha Hussein, pourtant lui aussi nourri à la littérature française et européenne, Georges Henein apparaît comme un marginal. Un texte comme celui qu’il publie en 1935 À propos de patrie, ne pouvait manquer de susciter des réactions de rejet vives dans un contexte de redéfinition identitaire :

« On me dit : “Si vous ne respectez pas la patrie, vous êtes un anormal ou un dégénéré.” Je réponds : “Avant de respecter quelque chose, je tiens à connaître son contenu. Expliquez-moi, je vous prie, ce que c’est que la patrie”».

Ne voir dans la figure de Georges Henein et dans l’éphémère branche du surréalisme égyptien qu’une dépendance orientale du surréalisme parisien serait pourtant erroné. De façon constante, Henein rappelle son attachement au dépassement des frontières, idée chère aux avant-gardes, mais qui n’est pas chez lui qu’un effet de discours. En écho à son texte de refus de la patrie, il publiera dans la revue Don Quichotte, dirigée par les frères Curiel, un texte où il réaffirme l’autonomie du littéraire par rapport au politique et surtout au national :

« Tous ceux qui ont essayé ou s’obstineront à essayer de fonder un art national conçu en fonction des caractères spécifiques d’un pays déterminé se condamneront à l’échec et au ridicule le plus complet. L’art, qui devient chaque jour davantage un moyen d’unifier le sentiment humain, ne doit pas servir à rendre compte des modes, coutumes, des idées et des visions locales – autant de fausses frontières plus absurdes et détestables que les vraies, dressées entre des esprits qui n’osent pas encore se reconnaître pour solidaires les uns des autres. L’art n’a pas de patrie, pas de terroir. Chirico n’est pas plus Italien que Delvaux n’est Belge, que Diego Riviera n’est Mexicain, que Tanguy n’est Français, que Max Ernst n’est Allemand, que Telmisany n’est Égyptien. Tous ces hommes participent d’un même élan fraternel contre quoi les raisons de clocher ou de minaret ne sauraient élever qu’une barrière dérisoire » (À propos de patrie, 1935).

Il est certain que l’accession à l’indépendance et la montée de figures comme celles de Nasser qui révèlent et défient l’impérialisme occidental ne pouvaient manquer d’influencer les prises de position du poètepolémiste. La crise de Suez en 1956 rendait ainsi impossible la défense à cors et à cris d’un Occident civilisateur, ressentie douloureusement par des intellectuels nourris à l’héritage des Lumières : ” Quand on doit à l’enseignement occidental le mouvement de sa propre pensée et que l’impact de l’Occident se manifeste sous une forme que l’on eût voulue ne jamais connaître, il devient difficile de se dérober au jeu de la ” conscience coupable ” qui reste, en un temps de peu de vérité, la grande pourvoyeuse d’épaves, le laboratoire des reniements de l’être. ” (À propos de patrie, 1935).

Pourtant, dans des textes ultérieurs, Georges Henein réaffirmera son refus des frontières, frontières géographiques, frontières de l’esprit, « fausses frontières, plus absurdes et détestables que les vraies », avec des amendements toutefois. L’heure n’est plus à l’universalisme, mais bien plutôt au métissage, métissage qui effraie et dont il est une incarnation. Dans une méditation sur sa double appartenance, il déclare : « Il est significatif que la double appartenance culturelle effarouche, dans l’ensemble, beaucoup moins les puristes du langage que les autarcistes, les constructeurs en champ clos qui accordent infiniment plus d’importance aux barrières qu’au bâtiment ».

Pourtant, Henein n’est pas un puriste du langage. Il y a en effet chez lui cette affirmation paradoxale d’une autonomie du littéraire et de sa fonction subversive dans le même temps, en totale cohérence par ailleurs avec la ligne de l’avant-garde surréaliste. Si, d’un côté, « la poésie est le contraire d’une tour d’ivoire »  comme il le déclare dans Fonction subversive de la poésie, de l’autre, la captation de l’énergie poétique par les partis ou les États, au nom de la nation et du peuple sont un véritable scandale à ses yeux. C’est sans doute à cette lumière qu’il faut relire la hantise des transes collectives, tout comme la critique formulée dans les années 1950 de l’instrumentalisation du «peuple » égyptien et de ses aspirations par le nassérisme triomphant. Henein est ainsi avant tout allergique à la subordination politique des énergies, littéraires ou populaires : « Rupture avec les incantations premières devenues autant de marches militaires, rupture avec la logique de la subversion qui n’est plus que la rhétorique des geôliers. Je suis couvert de poussière, mais déjà je commence à me sentir léger » (Gitans et romanichels, 1957).

Son affirmation renouvelée d’un nécessaire internationalisme se nourrit à la haine du nationalisme nassérien en plein développement, position inaudible et rendue d’autant plus difficile à défendre au vu des choix linguistiques et intellectuels de Georges Henein. Le choix de la langue française a certainement joué un rôle fondamental dans l’occultation de cette figure et dans la mise au jour de ses contradictions. Si, au sein de l’intelligentsia égyptienne, le français avait incarné pendant longtemps une langue de résistance aussi en ce qu’elle n’était pas la langue de l’envahisseur, son pouvoir subversif s’est singulièrement amenuisé au cours de l’entre-deux-guerres et après la Seconde Guerre mondiale.

Écrire en français dans les années 40 n’avait plus le même sens que dans les années 20. Henein en était certainement conscient, puisqu’il lance en janvier 1940 son éphémère revue Al-Tattawor où lui et les membres du groupe surréaliste publient textes et articles en arabe, traduisant parfois des textes de littérature européenne vers l’arabe. L’initiative n’aura pas de suite et Henein reste avant tout un auteur de langue française, très peu lu en Égypte.

À contre-courant de son époque et de la littérature de son pays, Henein se représente lui-même comme une figure de marginal, marginal intérieur. La figure du bohémien, du romanichel hante ses écrits : « Je suis convaincu qu’il y a, de par le monde, des millions d’apatrides intérieurs, de voyageurs du dedans dont on ne saura jamais rien jusqu’à l’instant où ils répudieront avec éclat leur personnalité apparente de gitans de l’âme, de gens obscurs et sans talent particulier mais chez qui les sommations de la vie éveillent soudain le démon de l’indiscipline et comme l’inspiration errante du romanichel ».

L’absence rêvée de frontières, qui se matérialise ici sous la forme de l’errance et de la flânerie mondiale, est à lire aussi comme le refus radical de la fixation et de la solidification des formes. Il n’est pas anodin que Henein lui-même n’ait jamais cherché à faire oeuvre, qui se traduit parfois par une difficulté à écrire. Les écrits tardifs de Georges Henein se dissolvent dans la forme brève, les notes de voyages ou d’exil, après le départ d’Égypte, cette « terre malade » : « Il m’est de plus en plus difficile de tenir une plume à des fins littéraires. De loin en loin je me fends d’une maxime ou d’un aphorisme, non sans une nostalgie prénatale des inscriptions rupestres auxquelles il me semble qu’il est grand temps de revenir ».

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