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Oum el Dounia, vers la transition numérique

by Isabelle Mayault

Pionnière dans le domaine du livre français en Égypte, d’abord à la tête du projet de librairie itinérante Eldorado, puis de la librairie L’Autre Rive à Alexandrie, Agnès Debiage, installée depuis vingt ans au Caire, est aujourd’hui plus connue pour la boutique Oum el Dounia, rue Talaat Harb, qui mélange artisanat et livres. Pour Rowayat, elle revient sur la genèse du lieu et sur le tournant numérique décidé dans les années d’après la Révolution.

On a été la première boutique à mixer librairie et artisanat. Et aussi les premiers à s’ouvrir au centre-ville. Je prends du plaisir dans le défi de l’innovation. Avant de m’installer en Égypte pour y vivre, j’étais venue plus d’une vingtaine de fois dans un cadre professionnel. À l’époque, je travaillais pour un éditeur de guides de voyage. J’ai continué à distance pour lui pendant deux ans et demi mais ce n’était pas très pratique. Et m’est venue l’idée de créer une librairie itinérante parce que je trouvais qu’il n’y avait pas beaucoup d’offre pour les enfants, et qu’en plus les livres étaient chers. Ça a très bien marché : on a fait jusqu’à 200 jours d’exposition par an dans les centres culturels, les écoles, à l’Alliance française de Port Saïd, etc. Il y avait une dimension pédagogique parce que les classes passaient accompagnées des maîtresses et nous, on leur proposait des animations. Ce projet s’appelait Eldorado. Ensuite, en 2001, j’ai créé L’Autre Rive à Alexandrie, à une époque où il n’y avait plus de librairie française à Alexandrie. On a ouvert dans un local de 12m2 dans l’enceinte de l’Institut français – mais il a été inauguré en grande pompe par l’ambassadeur ! Ça a fermé définitivement en janvier 2011, juste avant le début de la Révolution.

À la conquête du centre-ville

En 2004, on a ouvert Oum el Dounia. Je tenais absolument à être en plein centre du Caire parce que j”adore ce quartier. À l’époque, on parlait beaucoup de la renaissance du centre-ville. Avant, il y avait le consulat tout proche. Le musée, aussi. Et puis historiquement, c’est le quartier des librairies, c’est un quartier intellectuel. Et à l’exception de Livres de France qui était situé rue Qasr-el-Nil à ce moment là, il n’y avait pas d’autre librairie francophone. J’avais dit à Ludovic, mon mari : « Entre Tahrir et Talaat Harb ». Il a cherché, cherché, et comme on ne trouvait pas, on a fini par mettre une annonce en arabe dans les halls d’immeubles de la rue, à l’intention des baouabs. Il fallait impérativement que ce soit un premier étage, parce que plus haut, les gens ne monteraient pas. C’est déjà un inconvénient en soi pour une boutique d’être à l’étage. Un jour, un monsieur nous appelle et nous dit qu’il a un appartement au premier étage rue Talaat Harb. On a visité les lieux, la configuration était exceptionnelle, avec le balcon sur la place Tahrir, royal. Quand je regarde les photos aujourd’hui, je revois les paniers, les poteries et nos 400 titres de livres : on a ouvert avec très peu d’éléments ! C’est grâce à la fidélité de notre clientèle qu’on a pu se développer. Ça nous a permis de réinvestir tout ce qu’on gagnait dans la boutique et de l’agrandir, de développer l’offre avec de l’artisanat d’Inde et de Madagascar – ce qu’on n’a plus les moyens de faire aujourd’hui – mais également le choix des livres. Et en 2009, on a créé la boutique de Maadi.

Après la Révolution

Avec la Révolution, on a oublié l’idée de la troisième boutique et on a essayé de tenir, de préserver les emplois. Avec notre emplacement, ce ne sont pas les dix-huit jours qui ont été problématiques mais les années qui ont suivi. Et encore, 2011 a été meilleure que 2012. Et 2012, meilleure que 2013. 2013 a été la pire année en terme de ventes alors qu’elle n’a pas été la pire sur la place Tahrir. Mais il y a eu un rejet de Tahrir, en terme de sécurité. Ça a été dramatique pour nous. On a mis toutes nos économies pour essayer de sauver l’entreprise. Nos fournisseurs ont été extrêmement conciliants et c’est ce qui nous a sauvé : sinon on aurait fait faillite. Aujourd’hui, ça commence à reprendre un petit peu.

Vers la transition numérique ?

Notre décision de nous lancer dans la vente en ligne est née de la conjonction de plusieurs éléments. D’abord, la problématique de l’emplacement pendant la Révolution et les suites de la Révolution. Avant, nos seuls handicaps étaient les embouteillages et les places de parking. Aujourd’hui, c’est un problème d’image avec la place Tahrir. La deuxième chose, c’est qu’on s’est rendu compte que notre clientèle migrait vers la périphérie du Caire. 6 octobre, Sheikh Zayed, Katameya… toutes les villes nouvelles. Du coup, cette clientèle qui a un confort de vie indéniable ne veut plus rentrer dans le centre-ville, sauf si c’est absolument nécessaire. Ils prennent l’habitude de vivre en dehors de la ville et s’organisent autour de nouvelles adresses. La troisième raison, c’est que depuis cinq ans, on assiste au développement du commerce en ligne. La Révolution, là aussi, a joué un rôle important parce que personne ne voulait plus se déplacer. Ça correspond parfaitement à la notion de service qui est extrêmement développée en Égypte et au fait que les gens sont très bien équipés en terme de tablettes, smartphones, etc. Ils sont dans une logique de commande en ligne. Ce qui n’est pas encore complètement rentré dans les habitudes, c’est l’utilisation de la carte de crédit. Mais il y a l’option du cash on delivery qui est très confortable.

Un site qui recrée le plaisir de la découverte en librairie

Le site sera exactement à l’image d’Oum el Dounia : un site très coloré, qui mélange artisanat et livres, avec l’accent mis sur les livres français. La base de données a été faite de façon complètement artisanale, afin qu’elle soit bien fournie. Les résumés et les notices des auteurs sont détaillés et comprennent des liens vers d’autres pages web, ce qui est important pour le rayon Sciences Humaines notamment. J’ai souhaité faire une revue de presse par bouquin, soit avec des extraits d’articles soit avec des liens presse, radio, TV. Ça a été un boulot colossal et ça procédait d’une envie : recréer en ligne le plaisir de la découverte qu’on trouve dans une librairie, de feuilleter, de lire la quatrième de couverture. Pour commencer, on a une sélection de 500 titres spécialisés sur le monde arabe dans tous les domaines, avec un stock physique dédié aux commandes pour le site, pour ne pas mélanger avec l’espace librairie de la boutique. Sur le Caire et proche banlieue, la livraison prendra 24h et pour Alexandrie, 48h. Le site ne sera ouvert que pour l’Égypte au début mais on se demande si on ne va pas faire évoluer le site vers un projet régional, parce qu’on a énormément de demandes de l’étranger, pour l’artisanat par exemple. Le concept existe déjà au Liban mais en Égypte, chez les libraires français, ça n’existe pas.

Vice-présidente de l’Association Internationale des Libraires de France (AILF)

L’Association a été créée en 2002 avec pour objectif de fédérer des libraires isolés, basés à l’étranger, soit dans des zones francophones, soit dans des zones majoritairement non-francophones comme ici, au Caire. L’idée était de défendre à travers ce réseau des intérêts communs, de faire du lobbying en France de manière à mieux pouvoir défendre les libraires. Les libraires français ont leur syndicat, tandis que nous n’avions personne pour nous représenter. Pendant ces douze années de travail, on a réussi à soumettre un certain nombre de dossiers brûlants au Ministère de la Culture via le Centre National du Livre, mais aussi au Ministère des Affaires Etrangères. Nous avons notamment rencontré Yamina Benguigui du Ministère de la Francophonie. Il s’agit de dossiers tels que le problème des frais du livre français par rapport au niveau de vie du pays mais également par rapport au prix France, mais aussi comme l’achat de livres français par les Instituts français. Au Caire, l’Institut est un modèle en la matière, mais ce n’est absolument pas le cas d’une majorité d’Instituts dans le monde, qui trouvent le moyen de commander en France alors qu’ils ont un libraire francophone à côté de là où ils se trouvent. Une autre action important de l’AILF, c’est la Caravane du Livre qui a fêté ses dix ans en 2014. Tous les libraires concernés se sont réunis à Dakar à cette occasion pour faire le bilan du chemin parcouru.

Chevalier des Arts et des Lettres

J’ai été décorée par Antoine Gallimard en 2014. Il était venu au Caire il y a quelques années à l’occasion du Salon du Livre, visiter le Pavillon français et intervenir dans le cadre d’une conférence. Quand il est repassé en 2013, il m’a appelé pour me demander comment ça se passait pour nous en bordure de la place Tahrir. J’ai été très touchée par l’attention. Je le lui ai rappelé quand il m’a remis la décoration. La deuxième décoration avait été demandée par Yamina Benguigui quand elle était Ministre de la Francophonie : Chevalier de l’Ordre du Mérite. Celle-ci m’a été remise à l’ambassade de France en avril 2014. Pour la petite histoire, l’ambassade m’a appelée pour me proposer une date pour la cérémonie : c’était le 9 avril, le jour de mon anniversaire ! Au Caire, c’était très émouvant parce que j’étais entourée de tous les gens que je connais depuis mon arrivée ici et qui nous ont vus grandir. Oum el Dounia, c’est aussi l’aboutissement de vingt ans en Égypte.

Photographie: Iyad Nabil

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